LE 'GUIDE DES ÉGARÉS' OU LA POTION ANTI-DICTATORIALE

Résumé : Le « Guide des Égarés », dernier ouvrage de l’académicien Jean d’Ormesson, paru le 3 octobre, reprend, résume et vulgarise les grands thèmes de la philosophie, en soulignant que malgré les écarts et prétentions de l’homme par rapport à la nature qui l’a suscitée, il n’en reste pas moins ‘un égaré’. L’apport et la portée du livre sont ici appréciés par rapport à la société autocratique…

A peu près  tout le monde connaît le fameux postulat du grand philosophe anglais Francis Bacon: « On ne commande à la nature qu’en lui obéissant ». Autrement dit, la façon la plus intelligente de tirer le meilleur de l’immense et infini univers c’est de se conformer, de ne pas enfreindre ses principes.

Évidemment, et on s’en doute, ce postulat n’est pas unanime, ne pouvait pas ne pas susciter de controverses ou de réactions pratiques, comme il en va de toutes questions en sciences sociales. Notamment, et en l’occurrence, le courant rationaliste incarné par Descartes principalement, selon lequel, au contraire, il appartient à l’homme, par la science et la connaissance, de domestiquer et posséder la nature pour s’en servir, pour satisfaire ses projets et ambitions: un discours qui fonde, explique et justifie la propriété, base du capitalisme, y compris dans ses dérives connues aujourd’hui sous forme d’exploitations excessives, de l’industrialisation ‘sauvage’ et, de façon collatérale, des perturbations des grands équilibres naturels, bref les grandes crises de l’environnement…

Le ‘Guide des Égarés’* de l’académicien Jean d’Ormesson, paru chez Gallimard le 3 octobre dernier, en 128 pages, est un rappel de cette vérité de toujours, aujourd’hui scientifiquement indiscutable, que l’humain n’est qu’un élément, qu’une parmi tant d’autres formes de l’univers, mais devenu un ÉGARÉ par ses prétentions et qui, en réalité, ne sait, ne peut démontrer, ni pourquoi il est né, ni ce qu’il devient après la mort, et que l’auteur résume par la formule à la fois exclamatoire et interrogative suivante dès le début, « Qu’est-ce que je fais là? », et qui lui vaut, en définitive, le commentaire suivant de l’ex-patron du journal Le Point : c’est un » Petit vade-mecum à l’usage des pauvres humains que nous sommes qui cherchons la lumière à tâtons dans les forêts obscures » (Franz-Olivier Giesbert, Le point, 3 octobre 2016).

En clair, l’ouvrage est une invitation de l’homme à la modestie, au relativisme, à la circonspection, à l’interrogation et l’étonnement permanents, à l’intégration du long terme différent du temps humain, à l’amour des autres éléments de la nature et surtout de son semblable, afin de lui « fournir vaille que vaille quelques brèves indications sur les moyens d’en tirer à la fois un peu de plaisir et, s’il se peut, de hauteur ». Difficile de ne pas y voir, avec le traitement d’autres thèmes comme la disparition, l’angoisse, le secret, l’énigme, le mystère, les nombres, la science, l’espace, un bréviaire des grands thèmes de la philosophie, mais que l’auteur lui-même présente, modestement, comme une sorte de « philosophie pour les nuls » (ONPC, 22 octobre 2016)

Or, dans la réalité, comme tout le monde le sait, l’Homme s’est comporté, se comporte encore et toujours, comme s’il était à lui seul la nature, comme si rien n’existait sans lui ou en dehors de lui, comme si tout avait commencé et se terminerait avec lui, comme si tout dépendait de lui, comme si son bonheur était indépendant des autres, comme si prendre de la hauteur consiste au contraire à mépriser ou écraser l’autre…

Autant de dérives et perversions en pratique qui, on l’aura compris, s’illustrent principalement dans la société politique (l’État) autocratique dénuée ou presque d’interrogations, d’étonnement, de mesure, de modestie, de contrepoids, de tolérance, du débat réellement contradictoire, du sens des libertés et de la diversité, d’ignorance de l’éternité du monde, de toute réflexion philosophique: L’ÉGARÉ, LE MAJEUR, LE TOUT PREMIER DANS LA SOCIÉTÉ AUTOCRATIQUE, C’EST LE DICTATEUR dont on sait qu’en même temps qu’il exerce une ascendance hors-normes dans ladite société, a pour caractéristique principale un égocentrisme pathologique qui lui interdit autant le rétroviseur sur l’histoire que la vision de l’avenir. Pas étonnant, dès lors, qu’en raison de ce fonctionnement inconsciemment ou bêtement « à tâtons », tous (ou presque) les dictateurs, tous les égarés finissent par se fracasser la figure.

Observant ainsi, sur le temps, ces évolutions et égarements de l’homme, l’éminent et centenaire ethnologue Claude LEVI-STRAUSS, dans une formule célèbre, avertissait et prophétisait que « Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui » (Tristes tropiques). Il se pourrait aussi, à propos de la persistance des diverses endémies politiques, que la société, qui a longtemps vécu sans organisation politique, apprenne ou s’organise, consciemment ou pas, à saper cette organisation, à dédaigner ces égarés en chef comme ne le dément pas le choix progressif (que comme pis-aller) des extrêmes dans les sociétés occidentales, et le rebondissement des insurrections dans les États africains notamment…

Le « GUIDE DES ÉGARÉS » est, dès lors, avec les différents thèmes revisités, les maux ou pathologies résultant de l’égarement mis en évidence, la connaissance et la sagesse véhiculées, l’antidote et la potion que pourraient, ou plutôt devraient, ingurgiter l’homme en général, les autocrates en action ou en puissance en particuliers, si du moins il leur reste un brin de lucidité…

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* Un rapprochement peut être fait avec « Le guide des égarés » (Ed. Verdier, Coll. Les dix paroles, 2012, 1340 p.) de  Moïse Maîmonide et autres qui, eux, exaltent l’intelligence et la raison de l’homme (essentiellement le juif et le musulman) contre les superstitions diverses, embûches à leur épanouissement. En quelque sorte, l’académicien griffe ces prédécesseurs pour dire que ni l’intelligence, ni la raison ne suffisent à mettre l’humain hors de l’état ‘d’égaré’, mais devraient plutôt les conduire à s’en rendre compte. Une contradiction dans laquelle on pourrait reconnaître le débat relatif à l’agnosticisme.

Par Félix BANKOUNDA MPÉLÉ

Universitaire, Diplômé de sciences politiques

Source : Médiapart, 23 octobre 2016

« sa méthode vise à permettre à l’homme de bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, à nous rendre plus sages et plus habiles et à nous assurer non seulement la connaissance, mais, d’une certaine manière, la maîtrise et possession de la nature aussi bien que de nous-mêmes. Telle est la finalité de son système, finalité à laquelle se subordonnent tous les moyens mis en œuvre.