Le pasteur Ntumi, gourou libérateur ou marionnette de Sassou-Nguesso ?

Le 4 × 4 parti deux heures plus tôt de Brazzaville quitte l’asphalte, s’engage sur un chemin de terre et s’enfonce dans la vallée. A bord, la rumba locale a cédé le pas aux mélopées d’Yves Duteil. Calés sur les banquettes, les anciens guérilleros du Pool apprécient.

On devine, derrière les collines boisées de ce département du sud du Congo, la ville de Mayama. Puis, passé le pont brinquebalant qui enjambe la rivière Loukouangou, une étrange propriété devant laquelle flotte un drapeau violet. Ici commence le royaume sur terre du pasteur Ntumi (« l’envoyé »), leader messianique de la région.

Une dizaine d’hommes en armes vêtus de treillis dépareillés et d’une écharpe violette montent la garde. Le maître des lieux entre dans le cadre comme une apparition. Démarche assurée, torse bombé et regard implacable, le pasteur Ntumi porte beau avec son costume croisé, violet lui aussi, et ses souliers à bout fleuri. « C’est la couleur sacrée de Saint-Michel et du pasteur Ntumi », dit-il de sa voix grave. Une grappe de disciples suit le « prophète ». Certains sont des malades mentaux que le pasteur prétend soigner grâce à ses pouvoirs. Dans la cour ombragée par cinq manguiers, de jeunes rastas aux regards vides scient du bois, en silence, comme s’ils tentaient, par ces gestes répétitifs, d’effacer les souvenirs des exactions vues ou commises durant la guerre qui a ravagé le pays entre 1993 et 2002. Un échantillon d’une génération de jeunes sacrifiés.

Ancien chef « Ninja » et « messie »


Les hommes sont d’anciens « Ninja », du nom de ces miliciens originaires des quartiers sud de Brazzaville et du Pool qui ont combattu les « Cobras » de l’actuel président Denis Sassou-Nguesso. Le pasteur Ntumi fut leur chef. La voix de Dieu, assure-t-il, l’avait chargé de « libérer » le Pool et de conquérir Brazzaville. Ses hommes ont racketté et semé la terreur avec des armes récupérées pendant les assauts ou acquises grâce à la rente du trafic de drogue.

« Nous avons vécu des moments très durs durant la guerre, mais aussi des miracles car lorsqu’ils nous tiraient dessus, vidaient leurs chargeurs parfois à bout portant, ça ne nous faisait rien, se souvient le pasteur. Dieu m’a parlé et nous a rendus pour certains invincibles. » Ses disciples acquiescent à l’unisson. Toutefois, les civils ont payé le prix fort de la guerre et des délires mystiques de Ntumi. Et le Pool, région pauvre et délaissée par le pouvoir central, reste traumatisé par les violences et privé d’une redistribution même infime des revenus pétroliers accaparés par le clan Sassou-Nguesso.

« La meilleure défense peut être l’attaque »

Personnage aussi craint qu’imprévisible, le controversé pasteur Ntumi, 51 ans, Frédéric Bintsamou de son vrai nom, hante toujours le paysage politique congolais. Sa mystique millénariste emprunte aux mouvements évangélistes et puise dans les rites traditionnels de l’ancien royaume Kongo qui s’étendait sur quatre Etats du XIVe au XIXe siècle. Elle a surtout accouché d’un mouvement : le Mbunda ni A bundu dia Kongo (« Regroupement des religions du Kongo »), qui mêle la vénération des saints et prophètes et la contestation politique.

Pour tenter de dompter ce religieux qui monnaie son pouvoir de nuisance, Denis Sassou-Nguesso l’a nommé en 2007 délégué général chargé de la promotion des valeurs de paix et de la réparation des séquelles de guerre. Un titre ronflant qui lui confère un rang de ministre délégué. Une façon pour le chef d’Etat de contrôler l’illuminé.

Tantôt opposant, parfois centriste, souvent « partenaire », comme il se définit, du président, sa mission de « délégué à la paix » est un échec patent. Faute de budget, aucun projet n’a vu le jour, admet-il, ni dans le Pool, ni ailleurs. Sur les cendres de sa milice rebelle, le Conseil national de résistance, vivote son microparti politique, le Conseil national républicain (CNR). Et l’ancien chef de guerre a troqué sa tunique violette pour des costumes de même couleur agrémentés de boutons dorés. Mais il n’est pas parvenu à se faire élire lors des élections législatives de 2007 et 2009 dans le Pool où il vit reclus, entouré de ses fidèles, de ses « Ninja » et de ses femmes, faisant des va-et-vient sous haute protection entre Mayama et son autre base établie dans le village de Soumouna, à 50 kilomètres au sud de la capitale.

Ces dernières semaines, il s’est pourtant discrètement rendu à Brazzaville pour s’enquérir de la situation de l’ex-ministre devenu une figure de l’opposition, Guy Brice Parfait Kolélas, assigné à résidence et encerclé par des militaires. Selon plusieurs sources, le pasteur Ntumi aurait envisagé l’usage de la force pour faire « libérer » le fils de l’éphémère ancien premier ministre et père de la milice « Ninja », Bernard Kolélas. « La meilleure défense peut être l’attaque, même si on n’est plus au temps de la guerre et qu’il faut éviter le recours à la violence… J’ai ce droit, quand la paix est menacée, de m’interposer », confie le pasteur Ntumi d’une voix ferme.

L’ancien chef de guerre est récemment sorti du silence pour vitupérer contre le changement de Constitution approuvée officiellement par référendum le 25 octobre à hauteur de 92,96 % des voix. Un scrutin controversé et critiqué par la communauté internationale. Mais le chef d’Etat, Denis Sassou-Nguesso, au pouvoir depuis plus de trente ans, n’en a cure et a promulgué vendredi 6 novembre la nouvelle Constitution, qui lui permet de briguer un troisième mandat et maintenir sa mainmise politique et économique sur le Congo.

Pour notre pasteur mystique, c’en est trop. « Denis Sassou-Nguesso devrait écouter le peuple plutôt que de s’obstiner à s’accrocher au pouvoir », lâche-t-il. Je suis dans l’opposition à ma manière depuis plus d’une décennie et je suis prêt à jouer un rôle. Si les Congolais me comprennent, alors je leur donnerai la ligne à suivre. » Mais il est contredit par le secrétaire général de son parti, Chris Antoine Walembaud, qui a appelé à soutenir le changement de Constitution et semble courtiser le pouvoir.

« Cheval de Troie » de Denis Sassou-Nguesso ?


Cette division au sein du CNR n’est qu’une des fragilités d’une opposition hétéroclite dépourvue de stratégie, de véritables moyens, et qui peine à faire émerger un leader. Au sein des plates-formes de l’opposition (l’Initiative pour la démocratie au Congo (IDC) et le Front républicain pour le respect constitutionnel et l’alternance démocratique (Frocad)) qui réclament l’annulation du référendum et ont appelé à la « désobéissance civile » avant de se rétracter, le pasteur Ntumi est perçu comme un « cheval de Troie » de Denis Sassou-Nguesso.

« Comment ce simple pasteur a-t-il pu obtenir des armes durant la guerre ? Comment une rébellion peut-elle durer des années sans être inquiétée ? Et comment un chef de guerre peut-il se retrouver au gouvernement ? », s’interroge un ancien ministre. Avant de conclure : « Tout laisse à penser qu’il est une marionnette du pouvoir. » D’autres voient en lui le seul homme capable d’inquiéter le chef d’Etat, par ses prétendus pouvoirs mystiques et sa supposée capacité militaire. Ce qui fait sourire l’intéressé, qui aime à intriguer. Le « messie du Pool » répond en citant la Bible, déborde d’allégories et de phrases inachevées.

Dans le milieu sécuritaire de Brazzaville, d’aucuns le soupçonnent de pouvoir réunir d’un simple coup de téléphone quelques centaines de combattants et d’avoir conservé un petit stock d’armes. Officiellement, tous ses hommes ont rendu leurs fusils. « J’ai la capacité de mobiliser, ça, c’est clair, et si on est vraiment contraint à prendre les armes, on les prendra. Mais je ferai tout pour éviter un tel scénario, car, si moi je peux éviter les balles et ne pas manger pendant des semaines, j’ai peur pour les Congolais qui ont déjà trop souffert », confie-t-il, assis dans une salle de prière sombre de sa propriété de Mayama. C’est là, dans le Pool qu’il a partiellement tenu sous sa coupe durant les dernières années du conflit, que le pasteur devenu chef de guerre avant de muer en apprenti politique, mène ses quelques actions de bienfaisance : il a créé plusieurs écoles, construit des dispensaires et entretient une dizaine d’églises.

En attendant son heure, forcément divine, et la fin d’une ère, le leader millénariste végétalien cultive son aura et gère ses affaires, dans le gardiennage, le ciment, l’agriculture, la pisciculture ou l’élevage. Et il contribue à la déforestation de la seconde plus grande forêt tropicale au monde, après l’Amazonie, en coupant illégalement les arbres de la forêt de Bangou, plus à l’ouest. « Je vends du bois que je coupe dans la forêt durant la saison sèche, c’est vrai, et j’ai modernisé une agriculture en achetant des tracteurs et autres machines qui profitent à ce peuple opprimé et délaissé du Pool », se défend-il. Là encore, les taiseux disciples qui constituent sa cour approuvent d’un hochement de tête.

Pion du pouvoir ou électron libre ? Le prophète autoproclamé semble jouer une partition s’accordant parfaitement avec celle du clan Sassou, qui n’a de cesse d’agiter le spectre de la guerre pour justifier son maintien au pouvoir. Car au Congo, évoquer le pasteur Ntumi convoque souvent les souvenirs douloureux de la guerre. Lui veut croire qu’il lui reste la politique comme champ de bataille.

Par Joan Tilouine (Brazzaville, envoyé spécial)

Source Le Monde Afrique